Nemrod (2)

Publié le par Françoise et Jean-Philippe



« En fortant du puits infernal, Dante apperçoit des Géants, qu’il prend pour de groffes tours ; un de ces Géants fait un bruit épouvantable, en donnant du cor, & s’écrie : Rafol, mai amech fabi almi.
On reproche au Poëte dont nous analyfons l’Ouvrage, d’avoir fouvent employé des mots barbares & des expreffions inintelligibles. Les Commentateurs qui ont le plus de fagacité, ne peuvent pas raifonnablement fe flatter d’avoir compris le Vers qu’on vient de lire. Mais Dante nous paroît du moins excufable en cette occafion, puifqu’il commence par nous avertir qu’en faifant [95] parler ainfi Nemrod, il a eu deffein de repréfenter par l’obfcurité de fon langage, la confufion des Langues au tems de la Tour de Babel. Nemrod, dit-il, parle un langage dont perfonne ne fe fert dans le monde entier. Voilà donc le Poëte juftifié par fa propre réflexion. Pourquoi chercher du fens où il n’a pas eu deffein d’en mettre. Nos Voyageurs s’éloignent des Géants (…) »

M. Le Prevost D’Exmes,
Vie des écrivains étrangers, tant anciens que modernes,
Dante, suivi de La chasteté de Joseph
, 1787, p. 94-95.


« Le premier auteur de la confusion des langues ne saurait proférer que des paroles inintelligibles : on s’est cependant mis en peine de les traduire. A en croire le docteur Ammon, premier prédicateur de la cour de Dresde, Raphel signifierait orgueil, démarche hautaine ; Amech, profondeur, d’après le Coran ; Maï, eaux du Styx ; Almi ou Alami, petit enfant ; Zabi, du monde : et ces mots réunis donneraient la phrase [257] suivante : Quam stulte incedit flumina Orci puer mundi mei. Tandis qu’il faudrait entendre, selon le saant orientaliste Flügel : Mon éclat s’est engouffré, voici maintenant mon monde. Entre ces messieurs le débat. »
La comédie de Dante, t. I,
traduite en vers selon la lettre, et commentée selon l’esprit (…) par E. Aroux,
note 12, Paris, Renouard, 1856, p. 257-258.


Nemrod4

« Pendant longtemps les commentateurs ont cru que ces paroles n’avaient aucune signification, et que Dante, en mettant dans la grande bouche de Nembrot des mots dépourvus de sens, avait voulu faire entendre que le géant y é »tait condamné par suite de la confusion des langues, et en punition de la tour de Babel. Mais, d’après la note du savant abbé Lanci, (…) il résulterait que [le vers] de Nembrot n’était inintelligible que parce qu’il était mal écrit dans toutes les éditions, et que, ramené à son véritable texte, il se trouverait composé de mots arabes ayant la signification suivante « Esalta lo splendor moi nell’ abisso, siccome rifolgorò per lo omondo ; » autant ma splendeur a relui dans le monde, autant tu dois l’exalter dans l’abîme.
Ce serait peut-être le cas de s’extasier, comme M.Jourdain, sur la richesse d’une langue qui dit tant de choses en si peu de mots. Mais sans vouloir contester l’autorité si compétente de l’interprète des langues orientales du Vatican, ils resterait encore, en adoptant la solution qu’il donne, deux choses à expliquer.
D’abord, comment se fait-il que le vers en question ait été défiguré dans tous les textes primitifs, lorsqu’on sait que dès l’apparition du poëme, des copies en furent faites pour un grand nombre de bibliothèques publiques et privées, copies qui n’émanaient pas de manœuvres ignorants, mais dont quelques-unes au contraire ont été écrites ou collationnées par les hommes les plus instruits des XIVe et Xve siècles ? Or la langue et la littérature arabes à qui la renaissance des lettres fut si redevable, particulièrement en Italie, n’étaient pas tombées à cette époque dans un oubli tel que pas une voix, pas une plume n’eût protesté contre une si lourde méprise. Comment donc admettre que la simple transposition de quelques [477] lettres dans un vers arabe ait suffi pour le rendre méconnaissable à tous les hommes lettrés qui ont enseigné, commenté, copié le Divine Comédie pendant deux siècles ?
En second lieu, si le vers est arabe et s’il a le sens découvert par M. Lanci, pourquoi ante dit-il, quelques vers plus bas, qu’il est inutile de parler à Nembrot (quoiqu’il lui fasse adresser par Virgile un assez long discours) attendu que tous les idiomes lui sont aussi étrangers que le sien l’est aux autres hommes ? Mais si le géant a parlé arabe, il ne s’est point exprimé dans une langue inconnue, surtout à une époque où l’on ne connaissaient pour ainsi dire encore les livres grecs que par les traductions arabes. — La solution donnée par M. Lanci ne paraît pas avoir obtenu grande faveur au delà des monts : du moins la leçon qu’il a entendu substituer à celle des anciens manuscrits n’a point été adoptée par les éditeurs les plus récents. Mais elle a stimulé le zèle des savants, et une autre explication a été donnée, qui a le mérite de n’être pas comme la précédente en contradiction formelle avec les paroles du poëme.
M. Joseph Venturi de Vérone admet la leçon commune avec la seule difference d’une aspiration dans les mots amech et almi, l’un syriaque, l’autre arabe. Avec ce léger changement, les cinq mots, dont le vers est composé, se trouveraient appartenir, non pas à une seul langage, mais le premier à l’hébreu, et les suivants aux dialectes de cette langue, lesquels, dit-on, sont nés de la confusion de Babel. M. Venturi écrit donc : Raphel Maì Hamech ?… Zàbi… Halmi ; et il explique : Raphèl (par Dieu ! ou pouvoir de Dieu) ; Maì (pourquoi je) ; Hamech ? (dans ce lieu, ici) ; Zabi (retourne, va-t’en) ; Halmi (cache-toi). Ce qui répond à peu près à ce que serait le vers suivant, traduction de celui du poëte, formé des mots correspondants en espagnol, latin, allemand, français et italien : Pardiez ! — cur ergo — hier ? — va-t’en — t’ascondi.
Quoique chaque mot pris isolément ait un sens propre dans un idiome à part, leur assemblage ne donne aucune signification intelligible. Ainsi serait justifiée la déclaration du poëte que la langue parlée par Nembrot ne peut être comprise par personne ; et de même seraient satisfaits ceux qui veulent retrouver dans cette combinaison de mots une image de la confusion de Babel. »

La Divine Comédie,
traduit et annoté par Victor de Saint-Mauris,
Paris, Amyot, 1853, p. 476-477.

Publié dans Lectures

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