Gigas, id est superbus

« Nous tournâmes le dos au vallon pitoyable,
le long de la rive qui fait le tour,
et le traversâmes sans nous dire un mot. [9]
Il ne faisait là pas plus nuit que jour,
si bien que ma vue ne portait pas très loin ;
mais j’entendis sonner un cor puissant, [12]
si fort qu’il eût couvert le tonnerre même
(…)
A peine avais-je tourné la tête de ce côté
que je crus voir plusieurs très hautes tours ;
et moi : “Maître, dis-moi, quelle est cette cité ?” [21]
Il me répondit : “Lorsque ta vue
Veut pénétrer trop loin dans les ténèbres
Il advient qu’en imaginant tu t’égares. [24]
Tu verras bien, si tu arrives jusque-là,
combien les sens y sont trompés par la distance ;
Tâche de presser un peu le pas.” [27]
Puis avec tendresse il me prit pas la main,
Et dit : « Avant que nous soyons plus près,
Et pour que le fait te soit moins surprenant, [30]
Sache que ce ne sont pas des tours, mais des géants,
Et qu’ils sont dans le puits, le long de la margelle,
Tous plantés là du nombril jusqu’aux pieds. » [33]

Comme le brouillard vient à se dissiper
En laissant l’œil peu à peu distinguer
Ce que cache la vapeur accumulée dans l’air, [36]
Ainsi, perçant l’épaisse obscurité,
Quand j’approchais de plus en plus du bord,
L’erreur disparaissait, et la peur augmentait. [39]
(…) sur la crête qui entoure le puits [42]
se dressaient comme des tours, à moitié de leur corps,
les horribles géants (…).
Et je voyais déjà la face de l’un d’eux,
Ses épaules, son buste, une partie du ventre,
Et les deux bras le long des flancs. [48]
Nature eut certes bien raison de renoncer
A l’art de fabriquer ces animaux,
Pour ôter à Mars pareils exécuteurs. [51]
Si des éléphants et des baleines
Elle ne se repent pas, qui la regarde bien
La juge encore plus juste et plus avisée : [54]
Car là où les ressources de l’esprit
S’unissent au mauvais vouloir et à la force,
On ne peut trouver aucun recours. » [57]

Dante, L’Enfer, XXXI,
trad. Par Jacqueline Risset,
GF-Flammarion n°725.

Goya, Le Géant, 1808-1810 (Prado)