2011 : Je vous souhaite de penser printemps

Publié le par Françoise et Jean-Philippe

 

« Quand l'année tourne sur ses gonds, ce n'est plus le temps de gémir. Les vieilles feuilles sont enterrées, les vieilles branches sont brûlées. Les arbres font dentelle, et le ciel regarde la terre. Les bruits ne se perdent plus dans l'épaisseur ; ils bondissent d'un écho à l'autre. L'outil sonne gaiement contre la pierre. L'été a fini d'être mort. C'est bien le temps de l'espoir, et des heureux souhaits. J'admire comme le sous-chef va dire ces choses au chef ; et peut-être ni l'un ni l'autre n'en voit la raison ; ils pensent seulement que c'est la coutume. Or non, ce n'est pas la coutume qui chaque jour ajoute au jour une petite durée. Il faut le dire, et se le dire. Car le froid commence à mordre, et l'on voudrait penser que la terre refuse l'homme ; mais il y a d'autres signes, de meilleurs signes. Et la chance de l'homme est en ceci que, lorsqu'il a balayé l'automne et amassé des provisions en vue des temps difficiles, justement quand il entre dans la misère, l'espérance lui vient toute neuve, et pure, et transparente. Il faut seulement avouer que la ville n'en sait pas grand'chose, elle qui se passe des saisons.

Le sentiment de l'aurore est le plus puissant et le plus constant de tous, si seulement la nuit règne selon la nature. Car il n'y a aucune ressemblance entre le soir et le matin. À chaque minute du soir l'ombre gagne. C'est pourquoi l'on ne ressent jamais au matin l'inquiétude du soir. Les nouvelles touches de lumière nous rassurent d'instant en instant ; cela fait une grisaille toute souriante. Quand tout serait pareil, mêmes couleurs, même brouillard, mêmes coins d'ombres, un moment du matin serait encore tout l'opposé d'un moment du soir. Or les successives aurores de janvier font elles-mêmes une grande aurore. Quand je dis qu'il faut espérer, j'entends, que nous ne pouvons nous empêcher d'espérer ; libre à nous d'y consentir ou non. J'ai remarqué un piège dans la pensée, c'est qu'elle contredit volontiers l'espoir, comme elle contredit tout. Que de vieilles corneilles qui annoncent le malheur ! Et que de jeunes ! Le XIXe siècle fut empoisonné de ce genre de savoir. Poètes et penseurs pré­disent aigrement ; je ne vois guère que Hugo qui ait su espérer ; c'est qu'aussi il tenait la nature à pleins bras. Je comprends que les vieilles corneilles n'aiment pas Hugo.

Maintenant, quelle est la faute, tant bien que mal corrigée, un peu partout corrigée ? La faute fut de méconnaître l'ordre des valeurs. La volonté marche la première ; on se réveille à cette idée, qui est celle de Descartes. La faute du XIXe fut de contempler et d'annoncer ; le grand tableau des lois effaça la volonté libre ; et l'intelligence resta tristement couchée. Penser noir, ce fut penser. Peut-être faut-il dire que la liberté politique fit faillite, faute d'une liberté métaphysique ; et qu'à partir de là, égalité et fraternité devaient périr ; car l'une et l'autre doivent être voulues. Et oui, au fond, nos vertébrales pensées doivent être voulues. Il faut croire en soi et espérer ; mais il faut vouloir croire en soi et vouloir espérer. Cette sorte de tyrannie généreuse est au fond des tyrannies de style nouveau. Les grandes idées de la Révolution s'y retrouvent, mais cette fois jurées et imposées. Cet étrange régime a des harmonies et des promesses ; il est absurde comme toute liberté forcée est absurde ; mais il est grand et fort en ce qu'il interdit de désespérer. À nous de mieux prendre le tournant. Toujours est-il qu'une autre journée commence, plus grande que l'année. Assez de gémissements et de mauvais prophètes.

Tel est mon sermon ; en tout temps obscur et difficile ; aidé maintenant et porté par la saison, et par la coutume même. Car, à répéter : « Bonne année ! » on finira par se réveiller soi-même à ce qu'on dit. On ne dit pas que l'année sera bonne ; on n'en sait rien ; ce qui arrive nous surprend toujours ; aussi est-il vain d'y penser d'avance. Ce qu'on dit, c'est qu'il faut choisir de la penser bonne, cette année nouvelle. Et profiter pour cela de ce secret mouvement de nature, qui nous a changés et retournés depuis la Noël. Bonne nouvelle, oui ; mais qui doit enfin toucher terre. La bonne nouvelle, c'est que les hommes ont juré d'être contents, de tout résoudre, autant qu'ils pourront, par joie et amitié, ce qui est penser printemps en Janvier. Je vous souhaite de penser printemps. » 


Alain,
Les saisons de l'esprit (1937) ,
V. Printemps en espoir, 1er janvier 1935.

Publié dans Lectures

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