Les Trois arbres (Rembrandt, 1643)

Publié le par Françoise et Jean-Philippe


« -tu dois connaître dans l'oeuvre de Rembrandt une petite eau-forte, de facture hachée, impétueuse, et d'une couleur incomparable, comme toutes les fantaisies de ce génie singulier, moitié nocturne, moitié rayonnant, qui semble n'avoir connu la lumière qu'à l'état douteux de crépuscule, ou à l'état violent d'éclairs. La composition est fort simple : ce sont trois arbres hérissés, bourrus de forme et de feuillage ; à gauche, une plaine à perte de vue ; un grand ciel, où descend une immense nuée d'orage ; et, dans la plaine, deux imperceptibles voyageurs, qui cheminent en hâte et fuient, le dos au vent. — il y a là toutes les transes de la vie de voyage, plus un côté mystérieux et pathétique, qui m'a toujours fortement préoccupé. Parfois même, il m' est arrivé d' y voir comme une signification qui me serait personnelle : c'est à la pluie que j'ai dû de connaître, une première fois, il y a cinq ans, le pays du perpétuel été ; c'est en la fuyant éperdument qu'enfin j'ai rencontré le soleil sans brume. »

Eugène Fromentin (1820-1876), Un été au Sahara.



Ce voyage en Italie (cf. Bribes, avril/mai 2007) a été plus qu'un voyage.
Nous sommes revenus "affamés" : désireux de nous remettre au dessin, à la photographie, d'approfondir nos connaissances en peintures comme en histoire.

C'est ainsi que depuis trois semaines, je navigue sur l'immense océan Rembrandt.
Avec Internet, le parcours se doit de commencer par l'expo en ligne de la bnf, Rembrandt, La Lumière de l'Ombre.
On y trouve, entre autres trésors, avec un commentaire plutôt complet, Les Trois arbres sous le titre Paysage aux trois arbres.
A comparer avec un commentaire plus vieux d'un siècle et moins spécialisé :
Estelle M. Hurll, Rembrandt, Boston, Houghton Miffllin, 1899.






En faisant (faisan ? ;-)) des recherches, j'ai trouvé cette version numérique de très haute qualité qui vous permettra de vérifier ces commentaires, de trouver par vous même d'autres détails ou tout simplement de correctement contempler cette estampe sur votre écran.

 

« À la base de cette composition, dans laquelle l'imagination a joué un si grand rôle, il y a l'observation directe par Rembrandt d'un site qu'il pouvait contempler de la digue de saint-Antoine (Sint Anthoniesdijk), qui prolongeait la rue où il habitait ; un point de vue semblable se retrouve dans un beau dessin du legs Walter Gay au musée du Louvre, à Paris (Benesch 1331). Là où l'artiste innove profondément, par rapport à ses paysages gravés et dessinés habituels, c'est dans son intention délibérée de représenter ici les éléments naturel à l'oeuvre, bouleversant, telles des forces cosmiques, l'aspect quotidien de la compagne qu'ils rendent brusquement méconnaissables. Les dramatiques contrastes de lumière sont ceux qui présagent un orage imminent dont l'ombre menaçante a obscurci la partie supérieure du ciel et le premier plan du paysage.



Les longues estafilades de la pluie noire, le dramatique clair-obscur qui se joue sur toute l'étendue de la plaine, la brillante éclaircie qui découvre le fier portrait des trois chênes dressant face au vent leur feuillage encore intact, sont autant de trouvailles poétiques. Pour retrouver au XVIIe siècle un pareil sentiment de nature, il faut se tourner vers les tempêtes gravées par hercule Seghers et Reinier Nooms (dit Zeeman) ou les évocations éloquentes et dynamiques de Rubens, créations que Rembrandt pouvait connaître par l'intermédiaire des gravures de Schelle à Boswert.

Bien que le jeu de la lumière et de l'ombre, qui semblent tout à la fois s'opposer et s'unir, entraînant dans un même mouvement le ciel et la terre, soit le motif dominant de ce paysage, l'oeil découvre progressivement que ce dernier est animé d'une vie multiforme, humaine et animale.

Sur la levée de terrain, que constitue la digue,


chemine une carriole bondée

tandis qu'un dessinateur, tournant le dos à notre panorama, s'est assis pour esquisser celui qui s'étend devant lui ;

plusieurs chaumières se serrent au creux d'un vallon pour se protéger des vents vifs que rien n'arrêtent depuis la mer du Nord.


Jusqu'à l'horizon, que ferme la silhouette nacrée d'une ville (Amsterdam), s'étend une vaste plaine, gorgée d'eau, aux ombres mouvantes, où paissent quelques troupeaux.

Les moulins tournent,

un geai s'envole,


un triangle d'oiseaux migrateur passe.


Dans un bosquet semblable à un berceau de verdure, en bas à droite, un couple d'amoureux s'est caché : près d'eux, sur la berge, un cheval est à peine visible (note : Nous croyons, comme White, qu'il s'agit d'un cheval, tandis que Holm Bevers a reconnu un bouc et C.P. Schneider un bélier),


de même que le pêcheur à la ligne installé avec sa femme au bord de la rivière.


Hommes, oiseaux et troupeaux paraissent noyés dans le panthéisme de cette nature.

Avec Melancolia I de Dürer (1514), cette pièce est certainement l'une des oeuvres les plus discutées de toute l'histoire de la gravure (...). La connotation érotique induite par la présence des deux couples du premier plan a souvent été soulignée. Par ailleurs l'atmosphère tourmentée de l'oeuvre a généralement été mise en relation avec le deuil de Rembrandt qui avait subi la perte de son épouse Saskia, un an auparavant. La position du petit dessinateur, identifié comme étant une image de l'artiste, a conduit certains à penser que le graveur avait voulu signifier sa certitude que l'acte créateur était plus redevable à la vision intérieure personnelle qu'à l'observation du spectacle extérieur. L'aspect météorologique du ciel des Trois Arbres a été soigneusement étudié de même que la parenté de cette vision avec les paysages idéalisés du Français Claude Lorrain.

Enfin, certains auteurs ont cherché à appréhender l'oeuvre non pas dans ses diverses composantes mais comme un tout investi d'une signification étendue, une sorte de « jardin d'intelligence » planté par Rembrandt dans la Hollande du XVIIe siècle.

Bien que légitimes, ces investigations nous importent moins ici que l'incontestable beauté formelle et poétique des Trois Arbres. Cette pièce s'offre comme l'une des plus belles feuilles signées par la main de Rembrandt, fruit, dans ces années 1640, des réflexions nouvelles de l'artiste sur l'universalité et la contingence de l'homme. Ni description littérale, ni idéalisation de la réalité vivante, ce paysage est une pure création artistique, une parcelle d'irréel rendu visible. Le sentiment prégnant d'instant suspendu -- avant l'orage, avant que le vent ne se lève, avant que la lumière ne change -- évoque pour nous une notion de passage, de transition. En ce sens, la petite silhouette de l'artiste tourné vers l'horizon lumineux ne peut avoir d'autre équivalent que les figures de dos si fréquentes dans les tableaux visionnaires de l'Allemand Caspar David Friedrich (1774-1840). »

Sophie Renoir de Buissière, Rembrandt, eaux-fortes,
Paris, Paris musées, 2006, p.237-238.



Caspar David Friedrich, Moonrise over the Sea, 1822 (Berlin)

Je reprends la parole pour souligner une différences de poids toutefois entre Caspar David Friedrich et Rembrandt.
Le premier donne à voir le paysage qui se déploie devant les personnages qui nous tournent le dos, alors que non seulement Rembrandt oriente le regard du spectateur dans la direction contraire à celle de l'artiste au sommet de la colline (et ce, par différentes effets, le clair-obscur autour du couple de pêcheur, le sens du vent dans les feuilles, l'orientation de la pluis, Amsterdam à l'horizon sous un ciel chargé de nuages) mais en plus, il interdit au spectateur de voir ce que voit l'artiste, l'estampe s'interrompant à son niveau.
Ce qui m'amène à poser cette question : Rembrandt a-t-il jamais représenté la mer ?


Et puisqu'on évoque les arbres, ce billet est l'occasion de vous en faire partager un autre, de Laegalad l'amoureuse des bois :-)


Publié dans Arts et histoire(s)

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S
Voilà un billet qui correspond tout à fait à cette journée d'eau :) C'est un très beau tableau, et je me surprend à chercher, comme on le fait avec un vrai ciel, des formes dans les nuages... Pas trouvé d'oiseau portant une brindille dans son bec, mais trois visages :)Merci !
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